écrire avec Poisson-plumes

Veux-tu lire en moi ?

On ne connaît jamais tout à fait quelqu’un avant d’avoir été initié à son imaginaire.

 

C’est l’histoire d’un dîner entre amis dans un restaurant.

Oui, cette histoire date un peu.

Tout le monde se connait, les présentations ne sont plus à faire, sauf que ce soir, il y a justement une nouvelle recrue. Moi.

Très rapidement, comme c’est le cas dans les premiers échanges, on me demande ce que je fais dans la vie. Je travaille dans l’écriture, je fais de la relecture et correction de manuscrit, j’accompagne des auteurs dans l’écriture de leur livre, etc.

Ce que je fais attise toujours la curiosité.

Mais plus que la curiosité, ce que je fais parle aux gens.

 

Ma voisine de gauche ne tarde pas à me poser beaucoup de questions sur le processus d’édition, de publication et sur mon expérience en maison d’édition. Elle finit surtout par m’avouer en chuchotant qu’elle a écrit un livre, mais qu’elle n’a pas encore tenté de le faire publier.

Ça pourrait paraitre surprenant, mais en fait, non, je commence à avoir l’habitude.

Le convive installé en face de moi ne tarde pas à me poser lui aussi un certain nombre de questions sur l’écriture et le processus de création, et finalement, du haut de ses 1m90, de ses bras massifs et tatoués, de me dire qu’il écrit toutes les nuits sur son téléphone portable.

Ça pourrait paraitre surprenant, d’ailleurs ce fut un choc pour son meilleur ami qui n’en revenait pas d’apprendre ça, mais en fait, non, je commence à avoir l’habitude.

 

Aujourd’hui, à chaque fois que je parle d’écriture, je vois des yeux pétiller en face de moi.

J’ai l’impression de leur donner le droit de dire qu’ils écrivent, eux aussi.

De sortir cette pratique de l’ombre.

En fait, ce qui me parait rare aujourd’hui, et d’ailleurs, je crois que ça n’est encore jamais arrivé, c’est de tomber sur quelqu’un qui me dirait que lui, l’écriture est reliée à un mauvais souvenir scolaire et qu’il ne regrette pas de s’en être libéré. Même si les gens ne pratiquent pas l’écriture régulièrement, la grande majorité regrette de ne pas l’avoir réintégrée à leur vie. Ne serait-ce qu’un tout petit peu.

 

Je reviens sur ce meilleur ami qui depuis tout à l’heure a la bouche grande ouverte en apprenant que son pote écrit la nuit.

« Quoi, TOI, tu écris ? »

Oui, oui et le plus simplement du monde. Il écrivait la nuit, dans son lit, à côté de sa compagne (qui visiblement était au courant de son activité solitaire), alors que le sommeil lui manquait. Il écrivait depuis des années, et nous montrait les kilomètres de notes qu’il avait sauvegardées dans son téléphone. Et une fois encore, ce n’est pas le premier !

Je rencontre chaque jour des personnes qui griffonnent sur un carnet ou qui amassent des notes numériques sur leur ordinateur, sur leur téléphone… qui écrivent sans que leur entourage s’en aperçoive.

« Mais tu écris quoi ? »

Vous l’aurez compris, le meilleur ami ne s’en remet toujours pas…

 

Là, cela devient plus délicat.

Notre écrivain-nocturne bafouille un peu sur les explications, il écrit sur tout, sur sa vie, des réflexions, des histoires, des petites phrases, peut-être aussi quelque chose comme de courts poèmes ou même des refrains.

Le meilleur ami a les yeux qui clignotent comme si ces informations lui étaient données en chinois.

Ils en sont à quoi ? 20 ? 30 ans d’amitié ?

Ils ont vécu des mariages, des divorces, des naissances, des changements de vie… mais ça, non, il ne s’y attendait pas.

 

Mais le choc, le vrai, arrive maintenant.

Notre écrivain-nocturne, dont la langue semble se délier au fur et à mesure que les carafes de vin se vident, ose le tout pour le tout.

Il me tend son téléphone pour que je lise ce qu’il a écrit.

 

Ça pourrait paraitre surprenant, mais en fait, non, je commence à avoir l’habitude.

 

Je lis, et je souris.

Et notre meilleur ami, qui regarde la scène avec toujours la bouche grand ouverte (parce que non, il ne s’en remet vraiment pas), sent que quelque chose va se jouer, là, maintenant.

 

Notre écrivain-nocturne récupère son téléphone, se tourne vers son ami et la phrase tombe :

« Tu veux me lire ? »

Et cette phrase veut absolument dire ce qu’elle veut dire.

Est-ce que tu veux lire en moi ?

Est-ce que tu veux lire – sans entraves, sans artifices, sans filtres – ce qu’il y a en moi ?

 

Et parce que notre ami ne s’est pas privé de contribuer à la descente des carafes (certainement pour avaler plus facilement la pilule), il saisit spontanément le téléphone – ô le Graal – et lit sans même lui répondre. Sans même réfléchir à ce que lire voulait dire.

 

Voilà qu’au milieu de ce restaurant, des assiettes qui se débarrassent, des restes qui jonchent la table, des bavardages épars, de la chaleur d’une soirée rassurante et familière, notre ami est catapulté sur une planète inconnue. Celle de l’imaginaire de son meilleur ami.

 

Alors que sa bouche se referme (enfin), notre ami semble prendre conscience de ce que lire veut dire. Lire l’autre c’est découvrir l’autre. C’est être à la place de l’autre. C’est quitter ses yeux, quitter sa connaissance, quitter sa réalité pour devenir entièrement l’autre.

Et malgré les années d’amitié, de partage, d’évolution synchrone, je sais pertinemment ce qu’il se passe en lui. Il découvre quelqu’un. Il découvre celui dont il pensait tout savoir.

Et cet instant est autant magique que déstabilisant.

 

En écrivant, malgré toutes nos précautions, c’est une partie de nous que nous mettons à nu.

 

Alors même que l’on pourrait considérer que dévoiler ses écrits à des inconnus est le plus difficile, je pense qu’au contraire, les dévoiler à ses proches est le plus délicat. Le plus risqué.

Mais c’est aussi, ce qui nous rend le plus humains.

 

Et je ne remercierai jamais assez les participants des ateliers d’écriture, réguliers et ponctuels, ainsi que les auteurs que j’accompagne de me faire ce don de leur imaginaire.

Parce que c’est peut-être ce que nous avons de plus vif, de plus brulant et de plus précieux.

 

Alors, n’hésitons pas à faire ce don de soi.

Laissons les autres lire en nous.

 

Julia / Poisson-Plumes